… Nous Nous Aimions, Le Temps D’une Chanson …

“Eh ! Toi ! Le Farang [charabia incompréhensible] boum boum crac-crac [charabia incompréhensible]…” hurle une voix éraillée quelque part sur ma gauche. Je ne réalise pas immédiatement que ces cris me sont adressés mais je tourne néanmoins la tête de façon automatique dans la direction d’où ils proviennent. Dans mon champ de vision au premier plan je vois d’abord le joli bras bronzé de T**, déjà tendu avec le poing fermé à l’exception du majeur qui est dressé et qui est pointé vers la source de ce remue-ménage. Oh, maintenant je comprends pourquoi tu m’avais dit que tu pouvais être mauvaise à l’occasion. Il est midi, et mes yeux luttent pour se réadapter rapidement à la lumière éblouissante de ce jour ensoleillé de mars. Je vois alors un homme qui gesticule en vociférant du haut d’un balcon au premier étage d’un immeuble délabré qui surplombe l’allée ombragée où nous nous trouvons. Une main est accrochée à une bouteille verte, l’autre pointe dans notre direction. Il a d’incroyablement longs dreadlocks blonds, son visage est aviné, et aucune lessive ne pourrait laver ses vêtements. C’est vraiment une épave. 

Nous filons, toujours main dans la main comme des amoureux, moi, le Farang en vacances, et elle, l’entraîneuse d’Udon Thani, ma compagne de ces quatre derniers jours. Comme des amoureux ?

La javanaise 1

La javanaise

Nous venions juste de quitter Uttaradit Road que nous arpentions en direction du Christin, le centre de body-massage de Patong sur l’île de Phuket. Nous nous sommes réveillés il y a seulement une demi-heure dans la fraîcheur relative de ma chambre d’hôtel et nous avions fait l’amour une nouvelle fois, avec la tendresse et la délicatesse d’amoureux qui après avoir été séparés longtemps ont attendu ce moment longtemps et bien que très contents de se retrouver ne gâchent pas le moment par trop d’empressement. Maintenant nous avons faim tout les deux. Elle avançait à pas rapides, en me tirant presque par la main mais jamais assez pour marcher devant. Ce n’est pas que je ne puisse pas marcher plus vite, mais même après une semaine ici je suis toujours abasourdi par tout ce cirque et intégrer toutes les informations qui se présentent à moi me ralentit. 

Alors que nous entrions dans la ruelle j’avais dû enlever mes lunettes de soleil parce qu’il y faisait si sombre. La chaussée y est inégale, il y a un petit ruisseau qui charrie en permanence une eau laiteuse qui sent la lessive, je dois faire attention où je mets les pieds. Je peux entendre un air de luk thung et aussi quelques conversations de femmes émaillées de rires. Il y des relents de charbon de bois dans l’air. 

Nous nous dirigeons vers une volée de marche qui mène à l’appart de T**. Elle passe devant, je dois lâcher sa main avec regret, l’escalier est trop étroit pour passer à deux de front. Avant d’arriver au premier palier, quelques marches en contrebas, je vois une paire de très beaux pieds nus aux ongles peints en rouge dans l’entrebâillement d’une porte. Ces pieds me font face, les doigts sont admirablement potelés et parfaitement alignés, la plante semble flotter quelques millimètres au dessus du sol carrelé, la peau est si blanche que c’est à se demander si ces pieds ont déjà marché sur cette planète avant, ils pourraient appartenir à une déesse. Quelques gouttes d’eau perlent comme de la rosée sur des pétales de rose de chevilles aux proportions parfaites qui supportent une paire de jambes glabres et bien galbées, aux muscles toniques recouverts d’une peau douce et immaculée. Comme je continue à monter mes yeux découvrent le corps nu d’une très belle jeune femme, elle a la silhouette de rêve classique, la taille fine, des seins pleins et lourds aux larges auréoles et au tétons turgescents de couleur marron, un visage ovale avec des lèvres pulpeuses et des yeux en amande. Elle est en train de passer une serviette en éponge autour d’elle, très lentement, ses cheveux noirs de jais qui lui tombent sur les épaules sont mouillés, elle vient juste de sortir de la douche. Nous nous faisons face maintenant et elle soutient mon regard. Je suis un peu déconcerté parce que bien qu’elle ne manifeste pas trop de pudeur elle n’est pas non plus effrontée. J’allonge le pas vers la volée de marche suivante et l’apparition se volatilise. 

Le palier suivant ressemble à l’entrée d’une mosquée parce qu’il y a de nombreuses paires de chaussures étalées sur le paillasson. T** est déjà en train de rentrer dans l’appartement pieds nus, j’enlève mes chaussures et je la suis. À l’intérieur je suis accueilli par trois filles. 

Celle qui est occupé à préparer des trucs pour le déjeuner dans la grande pièce centrale est une collègue de travail de T** au ****Bar. Comme d’habitude elle porte des vêtements noirs, mais elle a échangé sa tenue d’entraîneuse pour un sarong, cette jupe enroulée autour de la taille et nouée à hauteur des hanches. Elle pourrait être jolie si elle n’était pas si grosse et bien que ses lèvres esquissent souvent un sourire doux ses yeux ne se sont jamais capables de cacher la frustration et la résignation qui l’habitent. Elle parvient tout juste à avoir un client par mois, “les Farangs n’aiment pas les grosses” comme me l’a expliqué prosaïquement T**. Heureusement elle est de bonne compagnie et drôle, aussi fait-elle son beurre avec les commissions qu’elle touche sur les consommations. Bien sûr boire beaucoup ne va pas arranger son problème de poids. Et plus de sponsor Farang, l’Allemand avec qui elle était fiancée ayant soudainement disparu, ne répondant ni à ses appels téléphoniques ni à ses e-mails. On m’a dit qu’elle était amoureuse de ce gars, qu’elle devait l’épouser et immigrer en Allemagne, et qu’il l’a même aidé financièrement avec des virements réguliers de sommes raisonnables. Elle ne sait pas ce qui est arrivé : s’est-il marié avec une autre femme, est-il décédé dans un accident de voiture… ?T** tient un court conciliabule avec elle en Thaï et elle me dit : “je vais chercher à manger pour toi, attends là” en pointant du doigt un canapé en rotin situé sur la partie gauche du living-room. Et la voilà partie avec son porte-monnaie. 

En face de moi, de l’autre côté du salon, sous une grande fenêtre dont les rideaux sont tirés, il y a une estrade avec un grand lit à deux places. Deux autres filles y sont allongées sur le ventre, leur tête reposant entre leurs mains, leur corps se crispant et se détendant alternativement en fonction de ce qui se passe dans le film d’horreur qu’elles sont en train de regarder à la télé.  C’est une affaire qui requiert toute leur attention et qui est commentée par des “oy !” et des “pee !” ou des “eu !” Les effets spéciaux sont dépassés, le scénario me paraît enfantin, les acteurs surjouent, et pourtant ces filles sont à fond dedans. Ça me rappelle mon adolescence à la fin des années soixante-dix quand je regardais « L’incroyable Hulk » avec Lou Ferrigno. Maintenant je vois juste un culturiste peint en vert courant à moitié nu dans les rues, mais à l’époque je voyais un monstre indestructible fou de rage et prêt à en découdre. 

La plus âgée des deux filles, celle qui porte une tunique et un corsaire, est la colocataire de T**. Elle doit avoir dans les quarante ans, et bien qu’elle soit encore mince elle a peu de ventre, elle porte les cheveux courts et elle a un visage assez plat avec un grand front. Celle-ci a une longue carrière de fille de bar derrière elle et elle est sur la mauvaise pente. Sa voix est éraillée et elle parle fort, comme quelqu’un qui aurait passé la nuit précédente à fumer et à hurler, et elle a gros rire gras. Elle est amère et cynique et sa vie est un vrai gâchis. Elle avait épousé un Allemand, immigré en Allemagne, donné naissance à une fille et est revenue en Thaïlande seule il y a treize de ça. Depuis cette époque elle n’a pas pu revoir sa fille parce que son ex-mari a fait tout ce qu’il lui était possible pour l’en empêcher. Je ne connais pas les raisons et les circonstances du divorce, et je ne les connaîtrai jamais, mais je devine que ça a dû être moche. Je ne sais pas pourquoi, mais en la voyant et sans même connaître le père de l’enfant, je ne peux m’empêcher de penser qu’il est certainement mieux en Allemagne et loin de cette mère. 

La plus jeune est sa collègue de travail. Elle est grande et svelte et a un appareil orthodontique pour remettre en position ses dents qui sont en avant. Elle est probablement très jeune, dix-huit ou vingt ans, et sans être repoussante je ne la trouve pas non plus attirante. Tout d’un coup son attention est détournée de la série télévisée et elle fouille frénétiquement les poches de son jeans pour en extraire un téléphone portable. Maintenant couchée sur le dos, le bras qui tient son téléphone tendu devant elle, elle nous lit à haute voix le SMS qu’elle vient de recevoir : “je suis à l’aéroport et je t’aime. James”. “Je t’aimmmmmme” répètent-elles tous en chœur et en s’esclaffant, la plus jeune battant l’air des pieds. 

Au même moment T** revient des courses des sacs en plastique plein les mains et elle me regarde d’un air surpris et interrogateur. “Se pourrait-il que mon Farang…” doit-elle commencer à se dire. Heureusement elle est mise rapidement au courant des derniers évènements au cours d’une conversation sérieuse en Thaï où j’entends à plusieurs reprises les mots “farang” et “James”. Ouf ! Maintenant il est temps de déjeuner.T** et la grosse déballent les sacs et ouvrent des boites en polystyrène, et très vite leur repas habituel est servi à même le sol carrelé : l’inévitable som tam (salade de papaye verte) – celle-là a des piments et des crabes de rizière fermentés – des brochettes de poulet et de poissons entiers, du riz gluant dans des petits sacs en plastique transparent individuels, et du Pak Boong Daeng frais (liseron d’eau). La grosse fille remplit des verres d’eau en les plongeant directement dans une glacière en plastique, je peux voir de nombreux glaçons flotter à la surface et elle sert tout le monde, sauf moi qui a droit à un Pepsi Cola. Alors qu’elles commencent à manger en se servant de leurs doigts ou d’une cuillère pour piocher les aliments, je remarque que T** n’est plus gauchère. “Mange, mange” me dit T** en montrant du doigt le som tam, ses grands yeux en amande encore plus plissés en un sourire malicieux. Alors que j’enfourne la première bouchée les voilà tout à coup silencieuses. Oh je sais ce à quoi elles s’attendent… mais elles vont avoir une surprise : je passe beaucoup de temps en Chine, et je me suis habitué à la cuisine très relevée du Sichuan. Bien sûr elles ne montrent aucun signe de déception et le bavardage reprend. Je reprends du som tam sans en faire cas et T** effeuille quelques pousses de liseron d’eau, me montre comment le manger et m’en tend une tige. Ça a le goût des épinards ou plutôt de l’oseille. J’ai à peine vidé ma bouche que la grosse me tend un morceau de poulet. Puis T** me bourre de riz gluant. Bref, je suis gavé comme une oie et ça me plait.Comme elles je suis assis à même le sol mais je dois changer de position souvent et sans attendre d’avoir des fourmis dans les jambes. Elles mangent avec détermination, sans trop parler, comme des gens qui ont eu faim dans leur enfance, comme moi. Très vite il ne reste plus rien et T** met à la poubelle les restes et les emballages, elle emmène les verres, les cuillères et autres couverts dans la salle de bains puis elle revient passer la serpillière. Je lui demande si c’est toujours elle qui fait les corvées et elle me répond que non, à chacun son tour. Pourtant sa colocataire a été la première à « quitter la table » et sans un mot elle est allé fumer sur le balcon, alors je ne crois pas T**. 

Som Tam Barbecue Lunch on tile

Maintenant on peut se détendre ensemble et se câliner gentiment sur le canapé en rotin tout en buvant un thé Lipton Yellow. Tandis que les filles papotent en Thaï, je jette un coup d’œil aux livres et magazines qui sont empilés sur le dessus d’une petite commode. Il y a plusieurs dictionnaires anglo-thaïs, des guides de conversation et des livres sur les relations avec les Farangs. I y a aussi des magazines littéraires, avec des nouvelles de quelques pages, et des pubs bien sûr, et je peux deviner de quoi il s’agit parce que les titres et quelques extraits sont en anglais : principalement des romances. Toutes les trois ou quatre pages un des coins supérieurs de la page est plié, ça me donne une idée de son rythme de lecture. Il y a aussi une pile de pages A4 imprimées et je suis surpris de constater que ce sont les paroles de chansons anglo-saxonnes très célèbres avec de ci de là des marques au crayon. Eh ! T** ! Tu n’es supposée n’être capable de lire que des bandes dessinées à la condition qu’elles n’aient pas plus de cent mots ! Mais quel genre de fille de bar es-tu donc ?T** rassemble les tasses et va à la salle de bains faire la vaisselle. En fait elle utilise le baquet de douche. Je peux entendre l’eau couler abondamment et beaucoup de bruit de projection d’eau, et au bout de quelques minutes elle revient en s’essuyant les jambes avec une serviette. 

Maintenant enroulé dans son phaasin, le long sarong pour femme qui la couvre des chevilles aux aisselles, elle se défait de sa tenue d’entraîneuse et elle extrait d’un tiroir une pile bien rangée de vêtements. Après avoir pesé le pour et le contre, elle enfile un short gris avec un dessin de Mickey, un T-shirt bleu clair et une paire de tongs assortie. “Retournons à l’hôtel” lui dis-je, “le taxi que j’ai réservé de devrait pas tarder”. Nous disons au-revoir à la compagnie et nous descendons l’escalier. En arrivant tout en bas, nous voyons dans le couloir une vieille femme qui y a installé son atelier de couture. Je ne peux ni parler ni comprendre le Thaï, mais il est évident qu’elles parlent de moi alors que la vieille femme me montre du doigt pas gênée du tout. La vieille femme essaie de me parler : “tu viens d’où ?” “Hong Kong” je lui réponds et T** ajoute quelques commentaires en Thaï. C’est alors qu’une très belle femme fait son apparition en venant très discrètement depuis notre dos pour se joindre à la discussion. Parce que la première fois que je l’ai vu elle était nue, je ne la reconnais pas tout de suite. Elle me dit en me regardant bien dans les yeux : “la semaine prochaine je vais à Hong Kong en vacances”. Tout en prenant T** par la main je lui réponds “Quand je suis à Hong Kong je suis très très occupé”. Je me tourne vers T** et je lui dis “allons-y”, et comme des amoureux nous partons. Comme des amoureux ? 

La javanaise 1

 La javanaise

[1] Refrain de “La javanaise”, Serge Gainsbourg  

L’auteur peut être contacté à : [email protected] 

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