Lettres Mortes À Une Entraîneuse

“Écrire des lettres d’amour est, certes, un travail peu sérieux et sans grande importance économique. Mais si plus personne ne l’exerçait, si personne ne rappelait à cette vie combien elle est pure, elle finirait par se laisser mourir.”
Christian Bobin L’Inespérée

Letters To A Bargirl

Journal intime, mars 2007

Chère T**,

Je t’écris de l’aéroport de Phuket en attendant l’heure d’embarquement. Nous nous sommes dit au revoir il y a à peine une heure et tu commences déjà à me manquer, tu m’habites encore, je veux retourner à Patong.
Nos adieux ont été assez courts, désolé, mais je n’aime pas trop les effusions publiques et j’espère que tu ne m’as trouvé trop cavalier. Mais maintenant je te revois en train de t’éloigner, tu portes un short gris avec un Mickey, un T-shirt bleu et des claquettes assorties ; et je voudrais pouvoir te courir après, t’arrêter et d’étreindre encore une fois, je voudrais pouvoir voir encore une fois tes yeux se fermer et ton haleine devenir courte quand je t’embrasse.
J’ai apprécié chaque minute passée en ta compagnie, et pas seulement à cause de ce qui s’est passé à de nombreuses reprises dans la chambre d’hôtel. Même regarder la télé avec toi, ou manger un som tam avec tes amies chez toi, était agréable …
Je n’ai peut-être pas eu de chance avec les différents jeux de bar mais j’ai été si chanceux de te trouver toi. Dans ma vie je n’ai jamais passé d’aussi bonnes vacances en la compagnie d’une femme. Jamais je n’oublierai. Encore une fois, merci.
GoP

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Jenga red

De : [email protected].
À : T******@hotmail.com.
Envoyé : jeudi 22 mars 2007
Objet : Coucou

Salut T**,
comment ça va ? J’espère que ton œil va mieux maintenant. J’ai joint à ce message une photo de ma superstar favorite du **** Bar !
Au revoir,
GoP

***

De : T******@hotmail.com.
À : [email protected].
Reçu : mercredi 28 mars 2007
Objet : re : Coucou

Salut Gop
Ça va bien ? Moi ça roule. Merci pour ton e-mail et la photo. Je l’aime beaucoup et je la trouve jolie. Et ton travail ça marche ? Je suis contente que tu ne m’aies pas oubliée.
Prends soin de toi,
T**

***

De : [email protected].
À : T******@hotmail.com.
Envoyé : mercredi 28 mars 2007
Objet : re : re : Coucou

Salut T**,
ça va et j’ai beaucoup de boulot. Je t’enverrai les autres photos que j’ai prises, une par jour si possible, comme promis.
À bientôt !
GoP

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Journal intime, début avril 2007

Chère T**,

Chaque fois que je pense à toi je souris. Jusqu’à maintenant aucun nuage ne vient assombrir les doux souvenirs que j’ai de toi. Ça me fait du bien.

J’ai examiné les livres et les magazines littéraires que tu avais dans ta chambre, et je sais qu’il est possible que tu lises cette lettre même si elle est inhabituellement longue. Je ne poursuis aucun but particulier, si ce n’est que je suis très content et que comme tu en es la cause je pense que je dois te le dire.

Je t’ai fait part à de nombreuses occasions du fait que je t’appréciais. Tu m’as répondu que j’étais un beau parleur. Mais je veux vraiment que tu saches que j’étais sincère. Dans ma mémoire aussi bien que dans celle de mon appareil photo il y a les images d’une ravissante jeune femme, et je ne laisserais personne dire le contraire. Je t’ai déjà envoyé quelques photos, et tu m’as dit que tu les aimais. Ouf ! J’ai fait de mon mieux, mais techniquement je suis toujours faible, et je sais que je n’ai pas été capable de restituer pleinement le mystère qui te rend si attirante à mes yeux. C’est le malheur de nombreux farangs ; nous visons la perfection, même pour nos relations avec les autres, et la plupart du temps ça nous rend malheureux ou insatisfaits.

Tu t’es défendue d’être canon, et tu m’as dit que si tu ne m’avais pas poussé un peu pour venir à ton bar je ne t’aurais jamais remarquée. Mais te rappelles-tu que je n’ai pas résisté ? Plusieurs fois dans ma vie je suis tombé par hasard sur quelque chose et je me suis dit “oh, justement ce dont j’avais besoin”. Tu étais exactement ce qu’il me fallait et j’ai été immédiatement sous ce charme indéfinissable que mes pauvres mots n’arrivent pas à exprimer pleinement. Et toi, peux-tu me dire pourquoi tu m’as choisi moi dans la foule de clients potentiels ? Aussi, t’ai-je dit que ça m’a pris trois jours pour te trouver ?

Il y a différentes façons d’être belle, tu en es une parmi de nombreuses. Et ne me traite pas à nouveau de beau parleur parce ce n’est pas ce que je suis ! Je suis très loin maintenant, et je ne te reverrais probablement jamais, aussi que risques-tu à accepter mes compliments ?
Autour de moi, dans les journaux, et même sur Internet, il y a tant de gens qui se plaignent et si peu qui peuvent parler de ce qu’ils aiment. Quand je n’aime pas quelque chose je me tais et je garde mon opinion pour moi. Tu as fait du bon travail, je dois t’en féliciter, tu le mérites. Et si je te trouve belle je ne peux pas m’empêcher de te le dire.
Je n’ai jamais essayé de te faire croire qu’à part moi ta peau brune et ta petite taille sont appréciés de tous parce que j’ai l’impression que je ne peux pas. Mon opinion ne compte peut-être pas pour toi, et tu as déjà dû l’entendre tant de fois dans la bouche d’autres farangs avant moi. Chaque fois que tu regardes la télé, chaque fois que tu lis un magazine, chaque fois qu’un riche aristocrate Thaïlandais te regarde, j’ai tort. Mais je vais peut-être te surprendre ; je n’aime pas ces Thaïlandaises qui modifient leur corps pour paraître plus occidentales, je n’aime pas les seins siliconés et les peaux blanchies qui sont étalées dans les médias de ton pays. Ces beautés parfaites sont incolores, inodores et sans saveur. Et je ne comprends pas pourquoi les femmes veulent toutes ressembler à une seule et unique femme idéale. Si toutes les femmes se ressemblaient ce monde serait vraiment triste ! J’aime les choses vraies, que les bras et les jambes soient plus bronzés que le ventre, j’aime la petite cicatrice qui me dit quelque chose sur ton passé, le petit doigt de pied rebelle qui ne veut pas rester avec les autres doigts de pied, toutes ces soi-disant imperfections qui font de toi une personne unique et si intéressante.
D’ailleurs tu ne te maquillais pas beaucoup, n’est-ce pas une preuve que tu peux être attirante sans recourir à des artifices ?
Je te trouvais marrante avec des sous-vêtements de fille sage et pourtant très attirante. Dans mon pays beaucoup de femmes portent de la lingerie fine pour se sentir sûres d’elles et être aguichantes, mais toi, avec ta grande culotte en coton à rayures tu étais tout simplement irrésistible. Quand tu l’enlevais, j’aimais bien la marque faite par l’élastique sur ta peau. C’est comme ça que je sais que je ne rêve pas, que ce qui va arriver est bien réel.
Mais ce qui le faisait vraiment pour moi, c’étaient tes tétons marron. Je ne peux pas vraiment dire pourquoi, mais j’aimais vraiment beaucoup tes “milk” comme tu disais. Tes seins, ils avaient juste la bonne taille, je peux en tenir un entier dans ma main, pas besoin de plus et crois moi c’est un avantage que tu apprécieras en vieillissant parce qu’ils resteront toujours beaux. Pardon d’être aussi cru, mais après tout je ne fais que parler de ce que la nature t’a donné.

Te rappelles-tu comme j’aimais t’embrasser ? Je pouvais tout juste me maîtriser ! Ah, je me souviens très bien de ce premier baiser… c’était au bar, après avoir bu, joué, chanté et ri ; il était aux alentours de 2 heures du matin, presque l’heure de fermeture.
J’étais arrivé assez tôt à ton bar, pourtant tu as pris ton temps avec moi. J’y croyais pas, pas de pelotage, pas de connerie du genre “comme tu es beau” ; non, juste une attitude décontractée et fun and j’ai même dû gagner à Shut the Box, le jeu de dés, pour être autorisé à t’embrasser sur la joue ! Au fil des heures je t’appréciais de plus en plus et je n’étais pas certain que tu étais barfinable quand je t’ai finalement demandé si tu voulais passer le reste de la nuit avec moi. C’était comme lors de l’attente pendant la veillée de Noël, quand au plus profond de ton cœur tu sais qu’il y aura un cadeau sous le sapin, parce que tu le mérites, mais tant que tu ne l’as pas vu tu es tiraillé par des vagues de doute qui te font des nœuds dans l’estomac.
C’était exactement ce qu’il fallait faire avec moi, et j’ai apprécié que tu attendes que je prenne l’initiative. Même ta réponse à ma proposition pour passer à autre chose dans ma chambre d’hôtel fut inattendue : “es-tu vraiment sûr que c’est ce que tu veux ?” Étais-tu si surprise ? Ou voulais-tu simplement une confirmation par crainte de m’avoir mal compris ?
D’ailleurs nous n’avons pas parlé d’argent. Tu n’as pas abordé le sujet et je n’ai pas posé de questions. Je me demande si tu te comportes toujours comme ça ou si tu t’es adapté à moi ?
Ce premier baiser… Au premier je peux dire si je vais passer du bon temps ou pas avec une fille. Encore maintenant je peux en ressusciter la sensation. Le tien était doux, humide et rafraîchissant en la fois ; ton haleine sentait légèrement l’ail, heureusement j’avais aussi mangé un plat avec de l’ail un peu plus tôt, et j’ai su que tu serais douce et délicieuse.
Je n’ai pas été déçu, faire l’amour avec toi a été très agréable. Tu étais manifestement un peu inexpérimentée, t’en tenant à l’essentiel si j’ose dire, aussi je t’ai cru quand tu m’as dit que tu as perdu ta virginité il y a seulement quatre ans et que tu travailles dans les bars seulement depuis un an. De toute façon peut importe, je sais quel est ton métier, et tout ce que ça implique. Ce fut vraiment dommage que je n’ai pas pu rester plus longtemps, autrement j’aurais pu être ton professeur !

Tu ne me l’as pas dit directement, mais j’ai le sentiment que ton premier copain t’a brisé le cœur et que c’est à cause de lui que tu as perdu espoir dans tes compatriotes et que tu as décidé de prendre ton avenir en main. J’espère qu’aucun farang ne te brisera le cœur parce que tu pourrais bien devenir aussi amère et cynique que ta colocataire.
Comment as-tu deviné que j’ai plusieurs petites-amies ? J’admets que je suis coureur, j’aime les femmes et les femmes m’aiment, y compris les filles comme toi comme je ne m’en suis aperçu que récemment. C’est mon sort, et quelquefois je pense que c’est comme une malédiction, parce que je ne peux en aimer qu’une et qu’il n’est pas question que je la quitte. C’est pourquoi je ne t’ai fait aucune promesse inconsidérée.

Mais par-dessus tout, je me souviens d’une femme tout à fait charmante qui a assez de tête pour soutenir une longue et intéressante conversation. Franchement, je ne m’attendais pas à ça de la part d’une entraîneuse.
Et tu m’as bien amusé avec toutes ces histoires que tu m’as racontées ! J’ai aimé celle où tu pêches des crabes dans les rizières et comment tu les cuisines. Si seulement je pouvais faire ce genre de choses avec toi, là-bas dans ton village près d’Udon Thani ! Ça serait fun !
Et toutes tes anecdotes au sujet de ton travail…
Il y a des types qui ne te connaissent que depuis quelques heures et ils te disent “je t’aime”. Tu as raison, ils ont perdu la tête, mais je te répète ce que je t’ai déjà dit, si pour rigoler tu leur réponds quelque chose d’aussi stupide que “je t’aime moi aussi”, ils pourraient bien le croire ! Et après, quand la fête est finie, ils vont t’accuser d’avoir menti. C’est parce que certains farangs sont nourris depuis leur tendre enfance avec des histoires de coup de foudre. Mais nous les Français nous sommes peut-être plus près des Thaïs que tu ne le penses. L’un de nos poètes a dit “il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour”.
Je comprends bien que tu t’éclates plus maintenant qu’avant quand tu étais serveuse à Koh Phi Phi. Mais la contrepartie c’est que tu vois la vie et la Thaïlande d’une façon qui n’est plus distordue par ton éducation. Avec tous les contacts que tu as eus avec les farangs, tu as probablement maintenant une perspective différente. Tu m’as dit que tu n’aimes pas retourner dans ta ville natale et que tu t’ennuies après avoir passé quelques jours dans ta famille, une fois la joie des retrouvailles retombée. Je suis désolé, mais tu dois déjà en avoir l’intuition, tu ne pourras jamais revenir à ta vie d’antan. Tu es comme un fantôme, tu erres quelque part entre deux mondes. Quelquefois il vaut mieux ne pas trop en savoir.

Tu peux chanter, tu peux danser, tu m’as fait rire, et même perdre à Puissance 4 contre toi ou faire quelques emplettes avec toi étaient un plaisir, tu es une source de plaisir, une superstar.
Le problème avec les étoiles c’est qu’elles sont loin et qu’on se brûle si on s’en approche trop.
J’ai aussi apprécié ton naturel détendu, tu ne m’a jamais pressé pour des boissons ou pour de l’argent, en fait pour rien. J’ai déjà un adjudant à la maison, je n’ai pas besoin d’un autre. Tu es intelligente, ta façon de te comporter avec moi était la bonne.
Je ne peux qu’approuver cette façon prudente que tu as d’exercer ton métier, de ne pas fumer ou de ne pas prendre de la drogue, de ne jamais prendre plus de cinq ladydrinks par soirée et de te mettre au vert pendant quelques jours par mois, d’avoir des rapports sexuels protégés, et de prier toute les semaines Bouddha. Tu avais des attentes raisonnables. Dans ces conditions c’était vraiment une joie d’essayer de te faire plaisir avec de bons petits repas au restaurant et quelques petits cadeaux (qu’aurais-tu pensé de moi si je t’avais acheté une montre de luxe ou des bijoux ?). Tu m’as semblée toujours être capable d’apprécier les choses simples de la vie et tu sais encore dire “merci”. À 26 ans tu as encore un avenir.

Pardon pour ce déluge de mots. Mais nous ne sommes pas à égalité. Ces quatre jours que nous avons passé ensembles étaient exceptionnels pour moi, mais pour toi ce ne fut peut-être que la routine habituelle. Néanmoins j’espère que tu as quand même apprécié certains moments que nous avons passés ensemble. Meilleurs vœux.
GoP

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Jenga yellow

De : T******@hotmail.com.
À : [email protected].
Reçu : dimanche 1er avril 2007
Objet : tu me manques

Salut Gop
Ça va ? Moi je vais bien. Merci beaucoup pour les photos que tu m’as envoyées. Je suis si contente de t’avoir rencontré. Vraiment super-contente. As-tu beaucoup de boulot ? Tu me manques. S’il te plait, prends soin de toi.
T**

***

De : [email protected].
À : T******@hotmail.com.
Envoyé : lundi 2 avril 2007
Objet : tu me manques aussi

Bonjour T**,
merci beaucoup pour ta gentillesse. Mais il est temps pour moi de travail dur. J’ai encore beaucoup d’autres photos à t’envoyer (je te trouve toujours belle et je garde un bon souvenir du jour où nous sommes allés au zoo).
Aujourd’hui je t’envoie une photo où tu joues au billard le seul jeu où j’ai une chance de gagner.
Meilleurs voeux,
GoP

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Journal intime, avril 2007

Chère T**,

Je suis très loin maintenant et bientôt tu vas m’oublier, c’est pourquoi il faut que je me dépêche d’écrire tout ce que j’ai en tête. Les mots ont un pouvoir, et répétés de très nombreuses fois ils sont magiques. Alors je vais dire et écrire que tu es une fille bien – une fille bien- une fille bien- une fille bien pour que tu ne deviennes pas une garce.
Je suis désolé ce ne sont que des mots, ça ne t’es pas très utile. Mais je ne t’ai pas fait de promesses inconsidérées et c’est tout ce que je peux faire pour toi maintenant.

Tu ne pas peux imaginer combien de personnes m’ont prévenu au sujet des Thaïlandaises et plus particulièrement au sujet des entraîneuses. Ils m’ont dit d’être prudent, que la plupart de ces filles ne respectent rien. Mais je me rappelle très bien d’avoir vu faire un wai aux maisons des esprits à chaque fois que tu passais devant une, je me rappelle que tu éteignais tous les appareils électriques inutiles avant de quitter ma chambre d’hôtel, je me rappelle que tu ne gaspillais pas la nourriture, et par-dessus tout je me rappelle que tu ne m’as pas raconté d’histoires à dormir debout. Tu as été plutôt sincère sur tes raisons de faire ce métier et au sujet de tes projets d’avenir. Tu travailles pour toi, tu as fait le choix de gagner beaucoup plus d’argent plus vite, et je préfère cette situation à celle des filles qui se prostituent parce qu’elles sont dans le besoin.
Mais je me demande encore ce que tu voulais dire quand tu m’as déclaré que quelquefois tu pouvais être méchante. Voulais-tu dire que nous les farangs nous n’avons que ce que nous méritons ?

Quand j’étais enfant j’allais très souvent dans les montagnes dans des endroits très reculés pour chercher des pierres précieuses. J’ai passé des heures dans des endroits improbables à trier des cailloux, à les casser avec un petit marteau pour finalement trouver quelque fois des cristaux après de multiples tentatives. J’ai la même impression maintenant, j’ai trouvé une pierre précieuse. Et je n’ai envie de la montrer à personne, parce qu’on pourrait bien me dire qu’elle n’a pas de valeur. Qu’est-ce qu’ils y connaissent de toute façon ?
Peut-être le sais-tu, une fois la joie de la découverte passée, je plaçais le cristal de roche dans une vitrine et me revoilà reparti à la recherche d’un autre.
GoP

***

Chère T**,

Ce dimanche où nous avons été ensemble au cap de Promthep, j’ai prié Bouddha avec toi parce que je crois qu’il s’en moque si je suis Chrétien ou athée. C’était la première fois pour moi.
Mes genoux me faisaient mal, et à travers les fumées d’encens qui faisaient pleurer mes yeux j’ai vu dans ce flou que parmi les nombreux éléphants qui nous entouraient il y en avait qui acquiesçaient à mes questions et requêtes muettes.
J’ai demandé “s’il te plait Bouddha, ouvre mes yeux, je ne veux pas qu’elle soit une illusion”.
J’ai prié aussi pour ta bonne santé et pour que tu ne sois pas meurtrie par cette vie d’entraîneuse que tu mènes. J’ai prié pour des clients sympas qui n’essaient pas d’abuser de toi ou de te blesser, pour qu’aucun homme ne te fasse de promesses en sachant pertinemment qu’il ne pourra pas les tenir.
“Bouddha, s’il te plait, fait que la vie soit clémente avec elle”.
J’ai prié pour que l’argent ne devienne pas un dieu plus important que Bouddha. Le Dieu Argent ne se satisfait pas d’offrandes de fruits et de boissons, il réclame des sacrifices humains. Regarde ta colocataire, elle est en train de payer les conséquences pour ses erreurs.
GoP

***

Chère T**,
Tous les jours en allant au bureau en voiture j’écoute le CD de Tai Oratai que nous avons acheté ensemble. Et quand je suis coincé dans les bouchons j’ai des réminiscences de certains moments que nous avons passés ensemble.
Je me souviens de cette première fois où nous avons descendu la rue Uttaratit, main dans la main comme des amoureux. Je serrais très fort ta main, probablement trop et je suis désolé parce que je ne sais pas faire autrement. Avec moi c’est tout ou rien. Tu sais les farangs sont souvent binaires ; les choses sont ou noires ou blanches, bonnes ou mauvaises. C’est pourquoi nous sommes si excessifs dans nos comportements et si souvent incapables de faire des compromis. Contrairement à d’autres avant toi, tu ne t’es pas plainte mais je savais que ça devait être légèrement désagréable pour toi. Tes longs doigts fins étaient si petits dans ma main ; je les aimais, et ils semblaient avoir leur propre vie quand tu me fis une démonstration de danse traditionnelle. Tu m’as dit que tu voulais prendre des cours de massage à Wat Po, c’est vraiment une bonne idée, mais j’ai bien peur que tes doigts ne soient jamais assez puissant pour pétrir en profondeur les muscles. Il n’empêche que l’idée d’investir tes économies dans l’acquisition d’un centre de massage est intéressante.

J’étais si surpris que tu puisses marcher si vite avec tes mules à talons hauts. Tant de personnes m’avaient dit que les Thaïs ne savent pas marcher vite et plus particulièrement les femmes. Es-tu différente ?
Je te suivais, content de pouvoir rester un peu plus longtemps avec toi, ne sachant pas trop ce qu’il y avait au programme pour la suite, c’était comme partir à l’aventure. Quand je t’ai payé il y a quelques minutes dans la chambre, tu m’as fait cette salutation, le wai, qui est si exotique et si élégant, et je croyais que tu voulais reprendre ta vie normale, sans le farang. En y repensant après-coup, tu aurais pu interpréter ça comme une invitation à dégager. Une fois de plus tu t’es comportée de façon très intelligente avec ce farang sans tact…
J’étais aux anges, à cause de la nuit précédente bien sûr, et aussi parce que nous allions rester ensemble encore un peu. À ce moment là je ne savais pas encore que tu avais décidé de m’emmener chez toi, où tu allais te débarrasser de ta tenue d’entraîneuse avant d’aller déjeuner au restaurant.
Je n’avais jamais vu ça auparavant, cette façon de te changer devant ta colocataire et tes amies tout en préservant ta pudeur. Je l’ai trouvé très jolie cette grande pièce d’étoffe noire avec des roses dans laquelle tu t’es enroulée. Tu avais l’air si exotique là-dedans !
Quelle gymnastique ! Tu as commencé par le soutien-gorge si je me rappelle bien. Si te voir enlever celui que tu portais fut déjà étonnant, te voir en enfiler un nouveau et l’agrafer fut vraiment extraordinaire. Je m’attendais à ce que la serviette glisse et tombe, mais ça n’est pas arrivé. En comparaison, enlever ta jupe et ta culotte pour mettre à la place un short fut un jeu d’enfant. J’ai aussi remarqué que tu as retrouvé tes claquettes avec soulagement.
Dans la rue nous avons croisé d’autres couples. La plupart sont des couples légitimes qui se prennent la tête, surtout les Français ; Madame veut faire encore plus de shopping, plus de comparaison de prix pour trouver la meilleure affaire. Monsieur en a ras-le-bol, mais il suit comme un chien, la tête ailleurs, le regard dans le vide et évitant plus que tout de regarder les jolies Thaïlandaises qu’il y a partout. Je le sais parce que ça pourrait être moi, mais jamais je ne viendrais ici avec mon épouse. Malgré tout l’amour que nous nous portons, le fait de vivre et de vieillir ensemble pendant vingt-deux ans commence à nous user. Et puis il y a d’improbables couples comme nous. La plupart des filles portent des jeans et des débardeurs ; je préfère ton style tenue de soirée. Elles ne sourient pas, elles ont l’air fatiguées, c’est si facile d’oublier que c’est un travail pour vous, et certaines sont en conversation sur leur téléphone portable. À ce sujet, tu as été vraiment sympa de l’éteindre tout le temps que nous étions ensemble. Tu as juste reçu et passé quelques appels en cinq jours, ça défie toutes les statistiques. Et je peux te dire que je n’aurais pas supporté des appels incessants, ça aurait été la fin immédiate de notre relation. Je hais le téléphone, l’avais-tu deviné ? Les hommes qui les suivent ne sourient pas non plus. Peut-être qu’ils ont la gueule de bois. Pas pour moi.
GoP

***

Chère T**,
J’ai souvent pensé à toi et plus que je n’ose l’admettre.
Tu as deviné relativement vite quel était mon rêve. Je ne t’en ai pourtant presque rien dit et tu en as déduit le reste. Il y a un fossé culturel et linguistique entre nous, et pourtant tu l’as franchi si facilement. C’est dérangeant, comment puis-je être si facile à lire ?
Enfin, c’est juste un rêve fou parce que je ne peux pas rester longtemps en Thaïlande et que je ne peux pas venir souvent. Quel mari ou quel père ferais-je dans ces conditions ? Tu as répondu “pas maintenant” à une question muette que je ne suis même pas sûr d’avoir voulu te poser. Il faut que j’aille voir un chiromancien moi aussi.
Notre liaison est à l’image de ce jeu de la Tour Infernale auquel nous avions joué au bar. Te rappelles-tu que tu as eu du mal à me battre ? Chaque moment que nous avons passé ensemble est comme l’une de ces pièces de bois que nous enlevions, et je ne sais pas combien de pièces il reste avant que tout s’écroule.
Que puis-je dire de plus ? Rien, si ce n’est que je te souhaite le meilleur dans la vie.
GoP

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Jenga blue

De : T******@hotmail.com.
À : [email protected].
Reçu : mardi 10 avril 2007
Objet : Bonjour

Bonjour GoP,
Comment ça va ? Je suis désolé de ne pas avoir eu le temps de te répondre. Merci beaucoup pour tout ce que tu m’as donné. Je suis si contente de toutes les photos que tu m’as envoyées. Je les aime toutes. Que fais-tu ces temps ci ? Est-ce que tout va bien de ton côté ? S’il te plait prend soin de toi et je te souhaite bonne chance.
T**

***

De : [email protected].
À : T******@hotmail.com.
Envoyé : mardi 10 avril 2007
Objet : Bonjour et adieu !

Chère T**,
Je suis maintenant de retour en France où je devrais rester au moins 3 mois.
Je vais bien et je suis en forme.

Si tu es contente avec les photos alors je suis content aussi. J’ai joint la dernière que j’ai.

Je ne sais pas si je pourrais revenir l’année prochaine à Phuket. Et si je reviens je ne sais pas si je te reprendrais. Un proverbe chinois dit qu’on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau.

J’espère que toi aussi tu feras attention à toi, que tu ne boiras pas trop, que tu ne fumeras pas, que tu te protégeras et que tu continueras à prier Bouddha. Je suis sûr que ton futur est brillant.
Meilleurs voeux,
Gop

Crédit photographique :
Shut The Box / Keith Kelly (http://www.keithakelly.com/)
Jenga Tower  / http://www.flickr.com/photos/milz/

L’auteur peut être contacté à : [email protected]

C’EST QUE ÇA M’A DONNÉ SOIF D’ÉCRIRE TOUT ÇA ! VOUS VOYEZ LE BOUTON « BUY ME A BEER » SUR LE CÔTÉ GAUCHE DE L’ÉCRAN ? IL SERT À QUOI À VOTRE AVIS ?

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